Une terrible catastrophe s’est produite dans la nuit de samedi à dimanche, causée par la tempête d’une extrême violence qui sévissait sur le Golfe de Gascogne.
Vers 6 heures et demie du soir la nouvelle se répandit qu’un voilier venait se jeter à la côte, du côté de la Grande Plage et aussitôt après, les appels de détresse de la sirène du bord, les signaux du bateau, attirèrent une foule énorme en demandant du secours.
Bientôt on eût pu constater la présence de tous nos braves marins : Million, avec des paillons imbibés de pétrole, allumait des feux sur la plage pour instruire les matelots de la situation de la terre. Des cordages furent amenés, des hommes se jetèrent à l’eau avec des câbles, essayant mais très inutilement de vaincre la mer démontée pour approcher du navire, qui était venu s’ensabler près des rochers qui continuent le plateau où s’élève l’Hôtel du Palais.
Il n’y avait pas 150 mètres du rivage au voilier, et l’on dut bientôt se convaincre que les secours de terre étaient presque impossibles. Aucune barque n’eut pu tenir la mer dans ces parages semés de brisants ; de barque de sauvetage, il n’y en a point , le canon porte-amarre fut amené – avec beaucoup de trop de retard ; on mit en place l’appareil pour la manœuvre des câbles qui devaient assurer le va et vient qu’on espérait établir entre la terre et le navire inconnu en perdition ; quand le canon fut en batterie, on lança une première amarre qui manqua le but, puis – à de trop longs intervalles – cinq autres amarres, dont le vent soufflant avec furie semblait se jouer et les portant à des distances invraisemblables.
Cependant, la dernière amarre atteignit le bateau et s’accrocha à une partie de la coque, que l’on ramena très tard dans la nuit, jusque près du bord. Mais il était trop tard pour que les marins pussent la trouver, la saisir, et s’en servir pour leur salut.
Cependant, les heures s’écoulaient, mortelles et angoissantes. Des dévouements admirables s’offraient en pure perte, les initiatives généreuses et dignes d’éloges se multipliaient.
La nuit n’était pas tout à fait noire, Une sorte d’obscure clarté permettait de suivre des yeux l’agonie du navire que l’on voyait se pencher, se disloquer, s’émietter peu à peu ; la mer commençait à charrier des épaves, où l’on cherchait vainement une indication, un bout de filin ou de cordage permettant de communiquer avec les naufragés.
L’Hôtel d’Angleterre avait fait envoyer sa provision de feux grégeois, de feux dits électriques, avec lesquels on produisit d’intenses lumières, grâce auxquelles les marins purent voir ce qui se passait à terre. D’autres citoyens avaient apporté des feux d’appoint, des flammes de bengale ; on épuise ainsi la provision du Comité des Fêtes. En même temps, la Ville faisait donner toute la lumière des lampes à arc de la plage ; l’Hôtel du Palais allumait tous ses feux, et cet éclairage, jeté sur le rivage, fut de beaucoup d’utilité pour le travail des sauveteurs. Plusieurs automobilistes apportèrent des phares d’une intense lumière et une automobile – de M. Mabon, croyons-nous – resta toute la nuit avec ses feux projetés dans la direction du bateau. Toute la nuit aussi, l’appareil lumineux du Cinéma, installé au Casino Bellevue, projeta ses rayons de clarté sur la plage.
Il semble que les marins du pauvre voilier n’aient pas eu conscience, pendant les premières heures, du grave danger qu’ils couraient. Ils auraient pu, au début, munis de ceintures de liège, aborder assez facilement sur la grève, étant donné surtout que la mer, quoique furieuse, n’offrait pas encore ce terrible danger des épaves accumulées dont elle assomme les malheureux en détresse. Mais, ainsi que cela nous a été affirmé plus tard, le capitaine croyait tenir jusqu’au jour ; il se croyait simplement ensablé et ne connaissait pas la côte dangereuse où son bateau devait infailliblement périr.
Vers dix heures cependant, les premiers craquements se firent entendre : ils eurent alors conscience du péril. On les entendit crier tous ensemble des appels lamentables.
L’Océan, continuant son œuvre, déchiquetait le navire et apportait à la côte tout ce qu’il arrachait : agrès, bastingages, barques ; puis, à 11 heures exactement, un craquement sinistre se fit entendre ; le voilier s’ouvrit et disparut presque tout entier dans les flots.
Cependant, un morceau de l’arrière émergeait encore, portant les marins qui semblaient, contre tout espoir, espérer encore un impossible secours.
Mais au bout de dix ou quinze minutes, cette épave disparaissait aussi et la foule, anxieuse, cherchait en vain des yeux, sur la mer furieuse et noire, une trace de ces êtres humains, qui semblaient irrémédiablement perdus. Les minutes passaient, longues comme des heures ; plus d’une demi-heure s’écoula ainsi sans que l’on vit autre chose qu’un effroyable fouillis de bois brisés, de matériaux et d’objets divers, s’entrechoquant dans les vagues.
Tout à coup, un cri fut poussé par des marins : « Une homme à la côte ! » On se précipita avec des cordes, avec des bouées, avec des échelles. Et, les uns après les autres, dans les criques voisines des falaises du Palais, cinq naufragés purent être sauvés au prix des plus grands efforts. Pendant ce temps, trois autres victimes étaient successivement recueillies près de la petite plage voisine de la villa « Les Vagues ».
Les naufragés furent admirablement soignés. Tout le corps médical était là, aidé par des concitoyens d’un dévouement à toute épreuve. Les plus beaux hôtels, les grandes villas s’offraient à recevoir les malheureux : l’Hôtel Continental, l’Hôtel Victoria avaient tout préparé pour eux ; mais on alla au plus près ; les hommes recueillis du côté de la Grande Plage furent conduits à l’Hôtel du Palais : ceux qu’on sauva de l’autre côté, furent reçus à la villa « San Fernando », par Mme Lacroze et sa famille.
Ce fut pour tous un grand soulagement de voir aboutir enfin tant d’efforts courageux, tant de vœux ardents et émus.
On a remarqué le dévouement de tous les marins qui ont tenté ce qui était humainement possible. Le capitaine Mazon, conseiller municipal, était là des premiers avec M. Goulard, et ils prodiguèrent leurs conseils et leur concours. Le commissaire et le Maire de Bayonne, MM. Long-Savigny, premier adjoint, remplaçant le Maire actuellement à Paris, M. Cassiau, deuxième adjoint, MM. Larrebat-Tudor, Gibrac restèrent là presque toute la nuit.
Remarqué aussi M. Arthur Ponsomby, secrétaire du Premier Ministre Anglais, Sir Campbell Bannermann, la plupart des médecins de Biarritz, M. Petit, conseiller municipal, M. Lhermeneaux, capitaine des pompiers, qui se distingua par son activité.
Nous devons signaler aussi le dévouement du Commander Cauldfield, commandant en retraite de la marine anglaise, qui se porta bravement au devant de la chaloupe du Padosa au moment où celle-ci allait atterrir. Le commandant fut violemment heuré par l’avant de la chaloupe et dut être transporté à son domicile où il s’est alité ; M. Fourquet dit « Carcabueno », toujours présent et solide quand il s’agit de grand dévouement…
Les soins médicaux ont été donnés aux naufragés par les Docteurs Long-Savigny, Claisse, Legrand, Sudaka, Augey, Berne, de Lostalot, etc .. Ils se sont prodigués auprès de tous et ont eu beaucoup de mérite à rappeler à la vie certains d’entre eux. Un des marins secourus au Palais n’a dû la vie qu’aux longues et patientes tractions prodiguées par le Dr Long-Savigny et aux vomissements que ce dernier réussit à provoquer.
Au Palais, tout le personnel, tout le confort, toutes les ressources de cet établissement de luxe a été mis à la disposition des marins, qui se trouvent là en vrai Paradis, entourés de dames bienfaisantes qui leur prodiguent le plus gracieux dévouement.
Par les réchappés du naufrage, on a pu connaître enfin certains détails. Le navire sinistré est de nationalité suédoise, le Padosa, dont le port d’attache est Roo, près de Helsenborgh. Il vient de Bilbao et Portugalete et allait vers les Canaries sur lest, quand une voie d’eau se déclara à son bord. Il tenta inutilement, depuis quatre jours, de lutter contre la tempête et de se réfugier à Saint-Sébastien. Hier, il perdit son gouvernail, et, tout désemparé, vint se jeter vers la côte de Biarritz sans que l’équipage connût le point de la côte devant laquelle ils arrivaient. Il était monté par onze hommes d’équipage. C’était un voilier jaugeant de 300 à 400 tonneaux.
Voici la liste des matelots ramenés à terre : Jean Johanson, 20 ans, qui a succombé malgré les soins énergiques qui lui ont été donnés par les docteurs Claisse et Augey, par les sauveteurs et par le personnel de la villa « San Fernando ». Ehuin Johanson, frère sans doute du précédent, Jules Anderson, Werner Lindberg, Herman Sundin, Albert Gustavson, ces cinq en excellente voie de guérison, à l’Hôtel du Palais. Le capitaine Byork et un autre matelot, relativement très bien portants, à la villa « San Fernando ».
Il manque donc trois marins qui ont disparu et dont la mer n’a pas encore rendu les cadavres. Cela fait quatre morts, avec la victime décédée dans la nuit.
Quelques détails :
L’état de santé des naufragés s’améliore d’heure en heure. Quatre sont presque complètement remis, et parmi eux le capitaine ; ils sont allés visiter les épaves sur la plage et lundi à 2 heures sont allés reconnaitre leur camarade John Johanson, dont le corps est au cimetière, et qui sera inhumé aux frais de la ville. Trois autres marins sont encore alités ; l’un d’eux, celui qui a été presque littéralement ressuscité à force de soins, est encore sérieusement malade mais on compte le remettre sur pied dans un ou deux semaines. Les autres seront debout plus tôt et sont tout à fait hors de danger.
Une foule de détails intéressants nous sont apportés chaque instant et un journal entier ne suffirait pas à les relater.
Citons-en quelques-uns :
MM. André Lafitte et Pierre Bégué, ont eu l’heureuse initiative, voyant le retard mis par le canon-amarre à venir à la plage, de dételer, malgré les protestations du cocher, les chevaux d’une voiture et de s’en servir pour amarrer le canon.
Plusieurs personnalités de la colonie anglaise ont participé au sauvetage. Une dame poussa son dévouement jusqu’à se dépouiller d’une partie de ces vêtements pour en faire une couche à un naufragé arraché à la mort.
Le capitaine du voilier nous a confirmé qu’il n’a pas cru, au début, à l’imminence du danger. Il ne savait où il était et était d’autant plus désorienté qu’il voyait les feux du phare à alternances blanches et que la carte marine en sa possession indiquait pour le phare de Biarritz, des feux blancs et rouges alternatifs. Espérons, pour l’honneur de notre service maritime, que ce dernier n’a pas oublié, quand il changea, il y a deux ans les feux de notre phare, d’en faire mention sur les cartes.
La mer, devenue calme, rejeta, mardi matin, une des victimes du Padosa. Le cadavre fut trouvé sur la côte, à l’établissement des bains de M. Darricarrère. C’est un jeune matelot, nommé Harald Parson – 17 ans. Le cadavre, immédiatement transporté à la morgue, a été mis en bière par les soins de la police. Le cercueil a été placé à côté de celui de son camarade. Ils furent unis dans le danger, unis dans la mort. Les obsèques des deux marins eurent lieu à dix heures du matin, au cimetière du Sabaou, au milieu d’une nombreuse assistance.
Les corps des deux derniers marins furent retrouvés quelques semaines plus tard et inhumés avec leurs autres compagnons au cimetière du Sabaou.
Le 31 août 1978, François Doyhamboure et Henri Chevrat découvraient, au large de la grande plage, deux ancres dont ils purent, après recherches, constater qu’elles provenaient du bateau suédois le « Padosa » Ces deux ancres d’une tonne chacune, furent retirées du rocher où elles étaient incrustées, l’une fut placée à l’entrée du port des pêcheurs, la seconde fixée sur le plateau de l’Atalaye à l’occasion d’une cérémonie du souvenir qui se déroula le mercredi 25 juillet 1979. A cette occasion le député-maire dévoila une plaque de marbre près de l’ancre fixée à l’Atalaye puis on se rendit à la grande plage en face de l’emplacement du naufrage qui était balisé par des bateaux. Une embarcation de MNS jeta à la mer une couronne de fleurs à la mémoire des marins suédois disparus. La ville invita à cette cérémonie les filles du capitaine Bjorck qui commandait le navire au moment de ce naufrage
La Gazette de Biarritz – 15 Décembre 1907